Ce que les éboueurs nous apprennent du système de mobilité (et sa résilience) en 2023

Par Ghislain Delabieen March 2023 - contribuer

1995 : le blocage des routes, des raffineries et des transports publics paralyse la France et oblige le gouvernement à renoncer à sa réforme des retraites, sous la "pression de la rue" (et surtout de ces blocages.

2023 : Les stars du mouvement social contre la réforme des retraites ne sont plus les routiers, les ouvriers des raffineries ou les conducteurs de la SNCF et de la RATP. Sur les plateaux des chaînes de TV en continu se relaient des éboueurs, leurs représentants syndicaux, des restaurateuers inquiets de la prolifération des rats et cafards dans leur établissement. Le bras de fer politque entre gouvernement et Ville de Paris porte sur la gestion des déchets et sur la salubrité publique. Les media internationaux ne décrivent pas cette fois-ci comme en proie à la guerre civile ou une ville paralysée, mais comme une ville puante, telle Naples à la grande époque.

Si l'issue du mouvement social, et la capacité des blocages à faire plier le gouvernement est tout à fait incertaine, il est clair que le gouvernement craint bien davantage les éboueurs que les conducteurs de métro en 2023. Au regard de l'essor des réseaux de transport public en Ile de France comme dans les grandes métropoles françaises depuis 30 ans, quels enseignements pouvons-nous tirer sur les mutations de notre société et de notre système de mobilité ?
Le point de départ de notre analyse est un double constat. Pour qu'un mouvement social soit un succès, il semble devoir réunir au moins deux ingrédients :

  • Bloquer le pays, avoir un effet macroscopique tangible sur l'organisation de la société (les activitiés du quotidien) et la vie économique. L'effet doit être observable et suffisamment massif pour obliger les décideurs à en tenir compte ;
  • Les décideurs et élites politiques ou économiques concernées doivent ressentir personnellement la pression populaire. L'équivalent de la "séquestration des dirigeants" lors d'un conflit social d'une entreprise, c'est une forme de blocage ou de nuisance qui affecte les élites, leurs proches, leurs collaborateurs, leur sphère amicale.


Crédit image : France 3 Régions

L'usage des transports publics et de la voiture

Le développement des transports publics depuis 30 ans devrait rendre la société plus dépendante des grèves dans ce secteur. Les métropoles françaises (hors Paris) dépendaient peu des transports publics en 1995, alors que tramways et métros ont fleuri sur leur territoire et contribué à diminuer (modérément) l'usage de la voiture. Pourtant l'organisation des transports a évolué : elle dépend bien plus des collectivités AOM (Autorités Organisatrices de Mobilité) qui attribuent l'exploitation des services de transport par des marchés (en général des délégations de service public). Même la RATP sera progressivement mise en concurrence sur les lignes de métro parisiennes.

Le statut des agents de la RATP et de la SNCF a évolué, et ils ont perdu tout ou partie des avantages de leurs régimes spéciaux, tandis que les nombreux réseaux gérés par ces groupes accordent un statut différent à leurs collaborateurs.

Au fond c'est la bipolarisation entre usages des transports publics et de la voiture qui a volé en éclat depuis 1995. À l'époque l'essentiel des déplacements du quotidien (et pour l'activité économique) étaient effectués en voiture. Lorsque ce n'était pas le cas, les transports publics étaient la seule option.

Bloquer le système routier était possible, et demeure possible, mais cela requiert une mobilisation forte, organisée et puissante pour bloquer les principaux axes de circulation, les dépôts de carburant et raffineries. Cela demande du temps (par exemple pour créer une pénurie de carburant) et des contestataires très décidés (les routiers en 1995, les gilets jaunes en 2018, les ouvriers de rafineries fin 2022). Bloquer le système routier prend du temps et le gouvernement dispose de contre-mesures diverses (réquisitions, déblocage des routes).

Traditionnellement le blocage des transports publics permettait de faire exploser le système routier plus rapidement (si les métros et RER ne sont pas disponibles, le report vers la voiture permet de bloquer immédiatement le trafic) et d'assurer que les décideurs et leurs proches, qui habitent Paris voire de grandes métropoles, ressentent tout de suite la situation explosive.

Nous allons voir que notre dépendance à la dualité voiture - transport public a fortement diminué. Phénomène qui devrait être renforcé par la diminution du recours aux carburants liquides (essence, diesel) : à partir de 2030, une part importante du parc automobile et de véhicules utilitaires sera insensible à un blocage des raffineries ou des stations essence vides.

Des mobilités individuelles ultra-résilientes

En cas de mouvement social d'ampleur, nous avons désormais plus d'options que des trains et RER bondés qui se font attendre, et des axes routiers engorgés de voitures. La marche , le vélo, les trottinettes constituent de nouveau des alternatives crédibles.

Marche et vélo ont été supplantés après-guerre par l'essor incontrôlable de la voiture, jusque dans les années 90. L'usage du vélo a alors quasiment disparue en ville comme en zones rurales. La marche, en-dehors de Paris, était devenue limitée et contraignante.

L'Apur nous rappelait en 2021 que la marche avait retrouvé son niveau de pratique du début des années 70 (à Paris cela représente 40% des déplacements), que le vélo représentait 2,5% des déplacements (modeste mais significatif) et que différents services de vélos et trottinettes (privés ou publics comme Velib') constituaient désormais une offre de transport d'appoint crédible (environ 150 000 trajets par jour pour Vélib').

Pourquoi est-ce important ? La marche et la vélo ne suppriment pas l'impact macroscopique d'un conflit d'ampleur en cas d'absence de carburant ou de blocage des réseaux routiers et ferrés. Toutefois ils offrent une alternative crédible et ultra-résiliente à la part de la population qui y accède le plus : les élites économiques et politiques, les décideurs qui habitent au coeur des villes, avec des aménagements cyclables, des espaces publics qualitatifs favorables à la marche, une offre de services de mobilité à vélo ou trottinettes. Concrètement un francilien du Vexin français (au-delà de Cergy-Pontoise) continuera de subir un mouvement social, tandis que les habitants de Paris ou d'une métropole auront tout loisir d'opter (même si c'est ponctuel) pour la marche, le vélo ou la trottinette et se rendre à leur travail et diverses activités quotidiennes sans subir le conflit social.

L'essor des mobilités actives n'est ainsi pas suffisant pour renverser la table du point de vue macroscopique (le blocage effectif lié à un mouvement social) mais il permet certainement aux décideurs d'en subir plus modérément les effets.

Ce constat permet au passage de porter un regard différent sur la volonté de la Ville de Paris d'interdire les trottinettes en libre-service : comme pour le soutien aux éboueurs, il s'agit peut-être d'un acte politique fort de soutien au mouvement social !

Le télétravail, casseur de grèves

À la sortie de N confinements (j'ai un petit peu perdu le compte) et de mois de "couvre-feux" et restrictions diverses, la population et les acteurs économiques ne craignent plus tant que cela un "blocage" des mobilités du quotidien. Face au mur de restrictions des années Covid et à cause des technologies numériques (qui ont rendu possibles ces restrictions), entreprises et particuliers ont développé une arme d'adaptation massive, le télétravail.

D'une part 26% des salariés sont concernés, au quotidien, par une forme de travail à distance. Pour tous ces salariés la capacité technique à travailler à distance est présente, et la culture managériale et organisationnelle est désormais à l'aise avec une bascule quasi-automatique au télétravail dès que les conditions de déplacement deviennent contraignantes.

D'autre part la répartition des postes télétravaillables (au moins ponctuellement) est inégalement répartie en faveur des activités tertiaires, des grandes entreprises et généralement de toutes les activités qui nécessitent en tout ou partie l'usage d'un ordinateur ou d'outils numériques.

Dans ces conditions, le télétravail combine un impact macroscopique sur un mouvement social d'ampleur dans les transports (il diminue le nombre de personnes sur les routes, dans les transports publics, ainsi que l'impact économique) et un bénéfice fort pour les élites économiques ou politiques (en cas de grève, je reste chez moi, je gère mes enfants, je travaille).

Conclusion

En 2023, les députés, dirigeants politiques et économiques, leurs proches tirent parti du télétravail pour s'organiser malgré les blocages, et utilisent les modes actifs pour se faufiler entre les mailles du filet quand ils ont besoin de se déplacer. Au fond, une grève des transports les affecte peu personnellement.

Au niveau national, les effets d'un blocage dans les transports sont possibles (ces cinq dernières années l'ont illustré) mais elles requièrent un conflit social long (plusieurs semaines de blocage) et très dur pour porter ses fruits.

Si les grèves d'éboueurs ne sont pas une nouveauté, leur importance stratégique pour un mouvement social est démultipliée : c'est au coeur des villes que l'impact est le plus rapide et massif, il affecte l'image du pays et son attractivité, il est renforcé par la sensibilité à l'hygiène développée ces dernières années, et il affecte spécifiquement, sans échappatoire, les décideurs avec lesquels est établi un rapport de force.

En cela la grève des éboueurs parisiens est l'équivalent du blocage RATP / SNCF des années 90. Si elle devait se combiner avec un durcissement du conflit dans les secteurs énergétiques (raffineries et électricité) qui provoqueraient un blocage macroscopique du pays, elle pourrait entrer dans l'histoire sociale de la France.