Déplacements domicile-travail en 2050 : Une journée pour sonder notre rapport à l’avenir

Par Marguerite Grandjeanen October 2023 - contribuer

« J’ai vraiment beaucoup apprécié la matinée, l’organisation des ateliers, la réflexion autour d’un jeu et aussi la dynamique de réflexion donnée par le jeu. »* (Une participante)

Le 20 septembre dernier, la FabMob était à Caen chez nos partenaires de Moho pour inaugurer, avec une coalition d’acteurs locaux de la mobilité urbaine durable, un nouveau jeu de prospective sur les déplacements domicile-travail.

Après une matinée de jeu aboutissant à la création de 12 scénarios d'avenir possibles, les participant.e.s ont choisi 2 scénarios : 1 désirable et 1 repoussoir. L'après-midi, le groupe a imaginé des "unes de journaux" du futur pour chaque scénario ("Eau-est France", "Tesla Magazine"...) Puis les implications, les pistes d'action et les pistes de collaboration supposées par chacun de ces 2 scénarios opposés ont été explorées. Le déroulé complet de la journée, la méthodologie d'animation, et le jeu de cartes sont disponibles en accès libre sur notre wiki.

La journée s'est clôturée par une intervention de Nicolas Joyau, maire-adjoint en charge de l'urbanisme de la Ville de Caen et vice-président en charge des mobilités à Caen-la-Mer, qui a notamment abordé le Plan Local d'Urbanisme en cours d'élaboration sur le territoire pour une publication en 2026.

"Le tarot de la mobilité"

  • 10 variables influençant les changements dans la mobilité domicile-travail, du coût de la mobilité des personnes au changement climatique local en passant par l’organisation du travail ;
  • 3 possibilités distinctes d’évolution future pour chaque variable, appelées « hypothèses » ;
    ces différentes hypothèses combinées entre elles formant un potentiel de… 310, soit 59 049 possibilités de scénarios d’avenir sur la mobilité domicile-travail !
  • Résultat, un système d’analyse des dynamiques d’évolution du thème, ou « système prospectif » dans notre jargon de prospectivistes, plutôt large et complexe à saisir en 1 journée.

Telle est la prospective : une exploration nécessairement multidimensionnelle d’une thématique, qui plus est projetée dans l’avenir, domaine à la fois nourri de tendances objectives et porteur de représentations et d’émotions toutes subjectives.

Comment faciliter l’appréhension de ce «système prospectif» par nos 40 participant.e.s, sans pour autant tomber dans le piège d’en réduire la complexité ?
C'est là qu'intervient notre "tarot de la mobilité" (disponible en accès libre sur notre wiki).
30 hypothèses, 30 cartes.


Après un bref temps de présentation des 10 variables permettant d’appréhender notre thème du jour, les groupes ont d’abord apprivoisé nos 30 cartes en leur attribuant un quota de probabilité tout subjectif.

Puis ils ont « joué le jeu » : chacun.e tire une carte « variable » au hasard et doit poser sur la table l’une des 3 hypothèses correspondantes. Le suivant fait pareil, jusqu’à épuisement des joueurs. Les cartes posées forment alors un scénario d’avenir complet sur la mobilité domicile – travail, qui pourra être exploré en détail plus tard.

3 règles pour poser les cartes : la carte hypothèse doit correspondre à l’archétype de scénario choisi (désirable ou repoussoir), elle doit être cohérente avec la carte posée par le joueur précédent, et son choix doit être justifié.

Au-delà d’un moment convivial, comme en témoignent les sourires des participant.e.s, un jeu de cartes prospectif est surtout un moyen d’expérimenter 2 constituants clés de l’avenir : l’aléa et le jeu d’acteurs.

L’aléa réside ici dans la pioche au hasard, tandis que la règle de cohérence avec les autres joueurs nécessite la coopération.

Ainsi, nous ne créons jamais vraiment d’avenir nouveau à partir de rien, comme voudrait nous le faire croire une idéologie du progrès. Nous ne sommes pas non plus totalement dénués de pouvoir d’agir. Nous pouvons faire des choix, tout en dépendant de ceux des autres et de notre environnement : c’est notre jeu de contraintes, au sens posé par les scientifiques de la complexité, ici symbolisé par le jeu de cartes.

Pourquoi s’intéresser à la mobilité domicile- travail ?

Revenons-en à notre thème du jour. La mobilité domicile-travail est un thème récurrent dans le secteur, et pour cause.

En France, les mouvements domicile-travail représentent 15 % des émissions de GES à eux seuls (30 % pour les transports au total). Selon l'INSEE, en 2017 en France, 74 % des actifs en emploi utilisaient la voiture pour se rendre au travail (pour rappel 84% des voyageurs-kilomètres totaux se font en voiture), contre 16 % les transports publics (métro, bus, tramway, RER ou train) et 8 % les modes doux (6 % la marche et 2 % le vélo). Les distances se sont considérablement rallongées comme le rappelait Laura Foglia du Shift Project (présente lors de la journée), du fait de l’utilisation prédominante de la voiture, qui va plus vite, plus loin. Et du fait de sa praticité, le taux d’occupation moyen d’une voiture individuelle est proche de… 1.

Quelques données de cadrage plus spécifiques sur le territoire de Caen-la-Mer (48 communes, 270 000 résidents)
Selon une récente enquête EMC2, dans le Calvados la distance moyenne entre domicile et travail est autour de 12,9 km pour une durée de 23 minutes. A Caen-la-Mer plus spécifiquement, 55 à 70% des déplacements se font en voiture, 20 à 30 % en marche, 3 à 5 % en vélo (en hausse ; 57% des résidents l’utilisent), 1 à 7 % en transports publics (53% des résidents les utilisent). 40 % des personnes de Caen la Mer disent covoiturer. La part modale de la voiture apparaît en baisse à Caen la Mer entre 2011 et 2022 (de 61% à 55%). Pour autant, 42,5% des répondants se disent défavorables à une réduction de la place de la voiture dans l’espace public (37,5% se disant favorables). Contradictions classiques : prononcer des mots contre la voiture est plus tabou en France que ne pas s’en servir.

Un certain nombre de pistes existent pour « décarboner » les déplacements domicile-travail, autrement dit, pour y réduire la place de la voiture.

Le rôle des employeurs y est bien sûr clé, tout autant qu’émergent. Créés par l’article 82 de la LOM de 2019, les « Forfaits Mobilité Durable », facteurs d’incitation aux mobilités alternatives à la voiture, ne sont obligatoires actuellement que pour les entreprises de +50 salariés (soit moins des 2/3 des salariés). La plupart des employeurs ne savent pas comment actionner les leviers à leur disposition pour passer à la vitesse supérieure concernant leurs plans de déplacement : collecte de données réelles sur les flux de mobilité, compréhension des besoins, règles adaptées d’horaires et de lieux de travail…

Comme le rappelait Gilles Picard, expert en qualité de vie et conditions de travail (QVCT) présent sur la journée, si les liens entre les choix d’organisation du travail (horaires, lieu…) et la décarbonation de la mobilité ne sont pas linéaires, ils restent des déterminants importants. La semaine de 4 jours, le télétravail, et une plus grande autonomie dans l’organisation de son propre travail peuvent influer sur la quantité et les modes de déplacements pendulaires.

Que retirer d’une journée de prospective ?

Personne ne peut prédire l’avenir. En revanche, une certaine conception de l’avenir est en filigrane dans chacune de nos décisions. Ce rapport à l’avenir tient sur 2 pieds :

  • la connaissance de tendances objectivées, qui contraignent nos avenirs possibles ; c’est le contenu de l’analyse prospective ;
  • et la projection subjective, en général très peu consciente, des émotions, des valeurs, de la vision de la société, des paradoxes que nous apposons sur notre avenir ; c’est la conscience de ce qui se joue dans l’analyse.

Lors d’un exercice de prospective, les participant.e.s vivent donc si tout va bien :

  • une montée en compétence concernant le contenu,
  • une prise de conscience sur leur rapport à l’avenir,
  • et un moment d’échange pluridisciplinaire en général très apprécié, nourri de surprises et de pas de côté.

Sur la forme, au-delà de l’amusement du jeu, les participant.e.s ont particulièrement apprécié la qualité du groupe et « la dynamique de réflexion donnée par le jeu ».

La grande majorité du groupe découvrait la prospective pour la première fois.

Sur le contenu, les participant.e.s n’avaient jamais entendu parler des VELI (véhicules légers intermédiaires), ce qui n’est pas surprenant pour nous. En effet cette filière, en laquelle la FabMob croit beaucoup pour une mobilité plus sobre et écologique, étant encore peu connue bien qu’existante.

Plus étonnant pour nous : les participant.e.s n’avaient jamais entendu aborder la question de la voiture individuelle sous la dimension « poids / taille des véhicules », avec ses conséquences (empiétement, pollution, accidentalité) et les possibilités qu’elle ouvre (privilégier de petits véhicules, taxer les gros véhicules…).

Figure : 3 hypothèses d’avenir possibles sur le thème des politiques locales d’urbanisme et de circulation.
1. A votre avis, laquelle de ces 3 hypothèses incarne Laurent Wauquiez dans son intention (toute théorique) de bloquer la loi Zéro Artificialisation Nette dans la Région Auvergne Rhône-Alpes dont il a la présidence ?
2. A votre avis, dans quel scénario s’est retrouvée cette hypothèse – scénario désirable ou scénario repoussoir ?

Sur le rapport au futur, 4 éléments ont émergé lors des sessions de l'après-midi (voir déroulé détaillé sur notre wiki).

  1. Les pouvoirs publics sont apparus comme le moteur décisif de l’avenir : « Les pouvoirs publics doivent trancher ! »
    Dans le scénario repoussoir, les pouvoirs publics se retirent et la privatisation maximale est l’épouvantail du scénario. Dans le scénario désirable, c’est le programme « Caen Vert » mené sur plusieurs décennies qui mène à une mobilité préservée et plus vivable.

Cette insistance sur le rôle des pouvoirs publics est particulièrement intéressante dans le secteur de la mobilité, qui articule différents échelons de compétences publiques – régaliennes (législation, infrastructures nationales, infrastructures numériques) et locales (organisation décentralisée des offres et services de transport, mais aussi de l’aménagement du territoire) – avec des compétences privées (opérateurs privés souvent par délégation de service public), le tout sur le territoire en lien avec ses citoyens et entreprises. Une interdépendance complexe dont nous parlons très souvent, qui exige une gouvernance délicate (voir notre rapport sur les ZFE et notre rapport sur le MaaS).

L’insistance sur les pouvoirs publics appelle donc à interroger le rôle des acteurs privés, employeurs ou opérateurs de mobilité, à la fois dans la définition des futurs possibles, et dans la coopération avec les acteurs publics et les usagers.

  1. Comme toujours, il a été plus facile de se projeter sur le scénario désirable que le scénario pessimiste. Autant il a été facile d’imaginer des titres de presse catastrophistes, autant il a été difficile de s’y projeter dans l’action. Un avenir non désirable, cela déprime ! Paradoxalement, le biais de négativité est le premier dont notre cerveau tient compte dans une prise de décision concrète (aversion au risque) ; mais le scénario repoussoir est aussi celui que nous aimons le moins regarder en face (biais de positivité).
    De fait, le scénario choisi était radical, et très divergent de ce qui se passe aujourd'hui. L’action publique dans la mobilité y est pratiquement inexistante, la privatisation des transports y est sans contrainte, aboutissant à une offre de niche, inégalitaire et très chère. Un scénario aussi radical peut donc apparaître effrayant et paralysant.

Figure : Le scénario repoussoir choisi.

Pourtant, d’autres scénarios créés par les groupes pointaient les mêmes risques, de manière moins prononcée, mais jugés plus probables que le scénario repoussoir radical. Ainsi, lorsqu’on considère les actions à mener face à un tel avenir projeté, le constat est le même. Un certain nombre de risques existent, bien réels et pas à très long terme, qui doivent être adressés :

  • Le cercle vicieux d’une disparition de l’engagement politique dans l’amélioration des transports (tout courts, même avant de parler d’une mobilité douce et durable de proximité), accompagné d’une dégradation de la collaboration entre public et privé ; donc une baisse de la qualité, de la fréquence, donc de l’usage ; et petit à petit une disparition de l’offre publique de transport d’aujourd’hui.

Figure : Le cercle vicieux du désengagement des pouvoirs publics dans la mobilité

  • Le risque d’un coût élevé de la mobilité, qui pourrait durer longtemps, avec des impacts pas forcément soupçonnés sur les conditions de travail chez les employeurs (implantation des lieux de travail, soutiens, horaires…)

L’intérêt d’un scénario repoussoir paroxystique devient donc : Comment ne pas arriver à ce scénario ? Que continuer, que renforcer parmi ce qui est fait aujourd'hui pour l’éviter ?

Un autre intérêt réside dans la mise au jour de visions subjectives qui peuvent surprendre dans le cadre professionnel policé que l’on côtoie, et qui pourtant traversent notre société de manière parfois violente.


Figure : réflexions d'un groupe sur les implications du scénario repoussoir.

  1. Dans le scénario désirable, tous les groupes ont souligné l'importance d'une approche systémique et différenciée de la transition écologique dans les transports.

Figure : Le scénario désirable choisi.

Au-delà des détails toujours uniques et stimulants (exemple de la chouette hulotte revenue nicher du fait du silence), ce type de scénario désirable présente l’intérêt de pousser plus loin la réflexion du « comment » : comment faire advenir ce futur. L’exploration a révélé que les actions identifiées pour faire advenir ce scénario étaient pour une bonne part déjà enclenchées – plutôt rassurant. L’intérêt a cependant été d’amener les groupes à considérer « l’étape d’après », un cran après les actions d’aujourd’hui :

  • Après la sensibilisation, l’accompagnement au changement.
    Certains leviers fonctionnent pour inverser la norme sociale (comme rappelé par Sonia de Abreu, psychologue du travail présente lors de la journée) : éducation dès la scolarité ou chez l’employeur, rendre visible les comportements vertueux, rendre facile la 1e étape… Pourquoi ne sont-elles pas systématiquement menées ? L’utilité de mesures incitatives peut être sapée si elles doivent faire face à des mesures contradictoires : prégnance de la publicité automobile (10 % du prix de chaque voiture neuve), 8 milliards dépensés dans la prime au carburant.

  • Après la création de pistes cyclables, l’articulation en multimodalité et intermodalité ;

  • Après l’accès notamment numérique aux offres de transport, garantir une diversité de possibilités pour chaque cas (ex. horaires décalés, grèves, personnels de nuit…)

Cette approche systémique nécessaire pour des mobilités durables a été soulignée, nécessitant de considérer le trajet des usagers de A à Z, mais aussi et surtout des coopérations multi-acteurs (ex. une aire de covoiturage mise à disposition gratuitement sur le parking d’un hypermarché qui bénéficiait des courses des covoitureurs), et plus formellement de réelles gouvernances multi-acteurs, comme on en voit dans la mobilité (voir nos travaux sur les communs).

A horizon 2050, l’enjeu d’un monde nettement plus contraint s’est posé. Comment se transformeront les services publics ? Sans changer l’objectif de base de service au citoyen, plus « d’aller-vers », via des services publics itinérants, se sont esquissés.

Conclusion

En bref, il me semble que cette journée de prospective sur la mobilité a une fois de plus mis au jour la nécessité de passer d’une gestion massive à une gestion dans la dentelle. Comme le dit Philippe Bihouix, c’est de la haute couture que requiert la transition écologique, bien plus délicate, inventive, exigeante, à la fois techniquement et humainement, car elle requiert des connaissances et des capacités relationnelles qui adressent les interdépendances entre différents secteurs et différents acteurs.
Sans cela, le risque est réel, souligné durant cette journée par le scénario repoussoir et les réactions émotionnelles fortes face à celui-ci, de considérablement perdre en qualité de vie et en liberté de mouvement.