18 Mois, le temps mort de l’innovation

Par Philippe MÉDAen February 2018 - contribuer

A la sortie de l’après-guerre Lord Harold Samuel dévoilait les trois grandes clefs du succès dans l’immobilier : « Location, location, location. » Plus de soixante ans plus tard et juste avant la sortie du messianique iPhone, Steve Ballmer haranguait ses troupes en invoquant les trois clefs du futur pour le marché du logiciel : « Developers, developers, developers ! » Mais pour ce qui est de l’innovation en général les trois clefs sont tout aussi bien connues : « Timing, timing, timing. » La différence entre une innovation qui emporte le marché derrière elle et une qui échoue se résume en effet bien souvent au moment où elle est présentée au marché.

Beaucoup de cultures industrielles misent sur l’excellence avant tout. Des sciences de pointe, des performances inédites, une qualité irréprochable et une parfaite maîtrise technologique au service d’un produit qui dévoilera de nouveaux possibles à un marché. Certes, cela est toujours possible. Il reste que l’histoire industrielle montre que depuis plus d’un siècle et demi la performance technologique n’est jamais le facteur le plus limitant. Comprenons-nous bien, de nouvelles performances technologiques sont nécessaires à la création de nouveaux marchés. C’est juste qu’elles ne sont pas suffisantes et que l’élément limitant de l’adoption d’une technologie reste la facilité que le marché va avoir à la comprendre et à vouloir l’utiliser. Quand on parle startup on se ramène presque toujours à cette question centrale : quel est le problème que vous voulez résoudre avec votre technologie ? Si problème il y a, alors la question suivante est: allez-vous pouvoir construire la technologie ? Et parfois : mais avez-vous finalement besoin de cette technologie ?

On se rappelle bien mal à quel point l’iPhone en 2007 était un téléphone qui livrait des performances très médiocres, n’avait pas encore d’applications tierce-parties et une batterie extrêmement faible. Si n’importe quelle industrie sérieuse aurait attendu deux ou trois ans pour que les technologies assemblées dans ce téléphone deviennent réellement performantes, Apple par vision ou par chance —à vous de décider— est entré dans le marché avec un timing parfait. La technologie sous-jacente était encore faible, mais l’univers de la téléphonie mobile tournait en rond et semblait attendre que quelqu’un vienne le bousculer. La musique numérique avait déjà pris une place considérable, les plateformes sociales (que nous appelions le web 2.0 à l’époque) étaient en plein essor et la photo numérique commençait à devenir une réalité... l’iPhone qui n’était encore qu’une ébauche technologique de ce que nous conviendrons d’appeler plus tard un smartphone, apportait la promesse de relier tous ces terrains de jeu ensemble.

L’histoire montre la suite. Timing, timing, timing.

Ce sens de l’opportunité en innovation est souvent décrit techniquement comme le passage du marché précoce au cœur de marché. Il y a un bon moment, ni trop tôt ni trop tard qui permet de passer d’une zone instable d’expérimentation marché à la zone où les revenus sont générés dans la durée.

La notion même de marché précoce est une façon de résumer qu’avant toute innovation majeure il y a d’abord un écosystème d’essais-erreurs, mais aussi des premiers clients optimistes (innovateurs, puis adoptants précoces) qui testent, cherchent la nouveauté ou simplement ont le goût du risque. Porter des Google Glass dans un bar en 2013 ou rouler en Prius en Californie en 2000 n’est pas un acte normal du marché. C’est un épiphénomène qui parfois ne répond pas une logique très claire, mais qui est toujours présent. Construisez une planche à deux roues latérales avec un guidon de contrôle pour tenir debout dessus, munissez-là d’un système d’équilibre gyroscopique pour rester en équilibre et des clients l’achèteront. Cela ne sera pas une révolution avant longtemps (si cela l’est jamais) mais vous entrerez dans cette première partie de marché.

Mais au-delà du marché précoce ce que tout innovateur attend c’est de sauter dans le cœur de marché. La partie stable et la plus importante où les ventes s’envolent et la transformation des usages est cimentée. En 1991, Geoffrey Moore analysait de façon formelle le passage du marché précoce à ce cœur de marché tant attendu en parlant d’un gouffre (« chasm ») à franchir. La phase en amont du gouffre est celle où les startups sont nombreuses. C’est leur biotope naturel. Les grands groupes ne sont pas actifs car cette zone est trop précoce et mouvante pour travailler dans leur cycle métier qui est de quelques années entre la détection d’une opportunité et la montée en puissance jusqu’à une phase de production et de livraison dans des normes et des standards rigides. Les startups quant à elles n’ont qu’une espérance de vie de moins de trois ans (moyenne Européenne). Cette zone instable est idéale pour elles, puisqu’elles n’ont à y affronter que d’autres startups et que la prime du succès reviendra à celle qui aura obtenu le fameux « market fit ». La mise en concordance d’un besoin plus ou moins explicite du marché et d’une technologie qui se met à marcher suffisamment. Et « marcher suffisamment » veut dire que ce besoin ne sera pas résolu ni complètement, ni parfaitement, mais que les clients vont commencer à croire assez en la solution pour qu’elle devienne dominante. Quelle devienne LA solution.

Si nous revenons à la Prius il suffit de considérer le temps qu’il y aura fallu passer pour que le marché accepte que oui, la voiture hybride pouvait devenir une solution pertinente à terme, pas simplement une lubie de quelques industriels, ou une démo technique que personne n’aurait de raison réelle d’acheter. Ce temps est le temps de l’innovation.

Dans ce jeu du temps, peu d'acteurs ne s’en sont guère occupés. Il y avait bien des grands plans d’investissements dans la recherche sur dix ans ou du soutien à de l’industrie lourde pour qu’elle soit un socle d’emplois stables sur plusieurs générations, mais rien sur le temps court et des cycles rapides d’essais-erreurs où les startups agissent. Et cela a été logique pendant très longtemps puisque l’innovation cascadait souvent de cette recherche publique ou de la R&D industrielle, qu’elle était ensuite saisie par d’autres industries devenant clients grands comptes et puis se banalisait vers les moyennes et petites entreprises pour un jour toucher le marché grand public. Or ce schéma stable de filières industrielles n’est plus l'unique logique. La grande ouverture de l’internet et de ses technologies afférentes a créé un abaissement brutal des conditions de création de nouvelles offres de valeurs directement aux marchés. Les startups sont devenues dans ces cycles courts préalables à l’existence dans le grand cœur des marchés, des acteurs véloces et surtout capables d’échouer, de disparaître et de revenir.

De ces perspectives maintenant bien partagées que devons-nous faire à la Fabrique ?

Les choix engagés depuis 2016 sont de poursuivre notre travail de fonds sur les communs avec à la fois des grands groupes, des régions et bien entendu des startups. Ce premier travail joue à la fois sur le temps long des grands acteurs et le temps court des nouveaux entrants.

Sur quelques semaines ou quelques mois une nouvelle startup participant à nos actions trouvera rapidement des interlocuteurs qualifiées, des briques technologiques ouvertes réutilisables et souvent aussi un premier terrain d’expérimentation. Les industriels ou autorités publiques auront eux un accès rendu lisible et structuré sur plusieurs années à toutes ces initiatives qui ne peuvent que les prendre de vitesse.

Mais à partir de 2018 nous aussi souhaitons introduire un troisième temps d’action, celui du temps intermédiaire avec des groupes fermés d'acteurs industries et quelques territoires.

Notre constat est bien que le marché originellement structuré pour accompagner sur plusieurs années les grands groupes a aussi commencé à largement rattraper le retard sur le temps court des startups : des premières levées de fonds sont organisées de plus en plus vite, des financeurs variés offrent même des tickets de démarrage en quelques semaines, des mentors sont mobilisables en quelques jours. Au final, six à neuf mois suffisent souvent aux startups à organiser une première démonstration de produit ou de service. Mais un trou d’air subsiste : qui agit et prend le relais une fois qu’une startup démontre un possible intéressant ? Le cycle de décision des grands groupes se révèle trop long pour s’y associer facilement et les territoires sont encore plus complexes à mettre en mouvement. Nous savons aussi que les aides de la BPI, le support des business angels ou même des banques s’essoufflent immédiatement après un premier tour de financement de quelques centaines de millier d’euros. Le terme « vallée de la mort » a même été consacré pour la traversée du désert paradoxale qu’une startup ayant trouvé une première logique marché, va devoir affronter avant de pouvoir retrouver des sources de financement privées assurant sa pérennité.

Ce temps intermédiaire est aussi complexe à gérer pour un grand groupe. Un industriel aujourd’hui a souvent appris à prototyper vite, à devenir agile dans sa réflexion, à se nourrir de hackathons ou de séances d’innovation ouverte, à faire des « PoC »... Mais une mise en action validée par un comité de direction n’arrive jamais avant des mois et des mois d’aller-retours. Entre la détection d’une idée et une réelle mise en œuvre de quoi que ce soit de significatif deux ou trois ans vont se passer.

Nous souhaitons donc lancer à partir de 2018 des actions dans ce temps intermédiaire inconfortable finalement des deux côtés. Pour cela nous avons choisi six premières actions très ciblées sur une thématique d’innovation liée à des défis de la Fabrique des Mobilités qui seront portées sur dix-huit mois. Cette durée de dix-huit mois est très longue pour une startup, clairement trop courte pour un industriel.

Mais un groupe de startups et un d’industriels peuvent ensemble s’épauler hors de leur zone de confort.

Deux années de travail avec l’ensemble de nos partenaires et contributeurs nous a convaincu qu’il y avait là une zone d’action qui n’était pas défrichée et dans laquelle il y a des logiques à reconstruire et à proposer, logiques pour lesquelles nous avons des propositions très claires !